C’est un jeune homme qu’on trouvera totalement banal en le croisant dans la rue et encore plus dans un coin du Shin’Ya; il ne fait pas d’ombre aux Hosts, pas d’inquiétudes à avoir là-dessus. Pourtant, Shigure n’est pas laid, au contraire. Ses racines américano-thaïes rendent sa peau de la couleur blanche un peu miellée commune aux Japonais de souche. Pas de gros défauts physiques apparents, si ce n’est qu’il est loin d’être l’homme costaud de l’endroit – ce qui ne l’empêche pas de s’en prendre à d’autres parfois. Alcoolique assidu, il résiste très bien aux effets des produits éthyliques dans son sang, quoi qu’il lui arrive souvent de manquer d’équilibre. Steam ne marche pas toujours très droit non plus. Il n’a pas de cicatrices, de tatouages ou de piercings quelconques. Bref, c’est l’homme qu’on oublie facilement dès qu’il n’est plus là, dont le visage est difficile à se remémorer. Et ça l’arrange, au fond, puisque c’est un artiste d’en arrière de la scène.

Pas foncièrement bon ni mauvais, Steam, comme beaucoup d’autres dans le métier, semble surtout motivé par l’argent et l’ennui – ou la peur de l’ennui. Il ne se préoccupe pas de grand-chose, sauf de son travail, qu’il aime bien fait. Il a parfois des comportements autodestructeurs, rien qui ne mette sa vie en danger probablement, seulement des actes qui le poussent plus profondément dans un dégoût généralisé. L’emploi qu’il occupe au club est sans doute son plus grand divertissement et bien qu’il ne soit pas intéressé par sa propre vie, il se laisse volontiers prendre au jeu d’observer ceux qui entrent et sortent du Shin’Ya, ne serait-ce que pour les mépriser un peu plus – ou les envier, qui sait? C’est un pessimiste convaincu et il ne croit pas en gros chose excepté le pouvoir, la gloire et l’argent – qu’il dédaigne autant qu’il vénère. Il n’a pas de religion et n’adhère à aucun mouvement politique. Il défend ardemment la liberté d’expression, seulement pour s’adonner à son plus grand vice qui est de faire dégringoler les gens sur le long de la pyramide de la gloire. Il passa d’ailleurs quelques années à jouer les paparazzis ambulants et acquis dans le milieu une réputation de salaud sans égal, envoyant toutes ses photos les plus compromettantes aux magazines spécialisés. C’est un excellent menteur doublé d’un hypocrite régulier qui est détaché d’à peu près tout. Son but est de se délasser, sa mission est de publier l’article le plus choquant de sa carrière, ultimement de faire tomber une industrie très lucrative. Pourquoi? Vous demanderez au patron.

Après avoir grandit dans la génération des enfants blasés, des adolescents suicidaires et perturbés, dans une société moins qu’humaniste prônant l’individualité et la réussite personnelle, et dans l’un des pays les plus agressifs du 21e siècle, c’est tout naturellement que Lukas entreprit des études destinées à changer le monde : journalisme international. Né d’un père Américano-Thaïe de troisième génération et d’une femme, sa mère, qu’il n’a jamais connu, son intérêt pour le monde était inscrit dans ses gênes – du moins, c’est ce qu’il aimait bien prétendre plus jeune. Adolescent, il avait été un excellent élève, spécialement dans le domaine des langues et de l’écriture, ainsi qu’en arts orales. À l’âge de 16 ans, il parlait couramment anglais, thaï, espagnol et se débrouillait merveilleusement bien en japonais. Il avait donc des qualités en or qu’il comptait bien mettre en œuvre pour exercer sa passion, qualités qui furent misent en pièces à peine le jeune adulte sortit de l’université, entamant ses doux vingt ans.

« Nous n’avons pas de temps à perdre à publier des articles sur la famine au Sénégal. Trouvez-vous un autre sujet avant la fin de la journée ou fichez-moi le camp! »

« Si j’en ai rien à foutre de l’explosion d’une épidémie de SIDA au Brésil, tu crois que mes lecteurs en ont quelque chose à branler!? »

« Contente-toi de me trouver des photos de Mlle Hollywood nue et arrête de vouloir jouer les héros. »

Les bureaux des journaux de Los Angeles changeaient mais ils étaient tous les mêmes : personne n’avait envie de publier la misère des autres et, de toute façon, tout ce qui intéressait le public c’était les déboires des grandes stars. Amer et déçu, le pétillant Lukas s’éteignit à tout jamais, sans grands artifices, un peu comme une bougie s’étend d’elle-même après s’être consumée. Il devint aussi insipide que ses collègues, un désenchantement qu’il tentait tous les soirs de noyer dans l’alcool. Il n’était pas dépressif, loin de là, seulement consterné que, malgré les mouvements de protestation qui éclatait de ça et de là, personne ne voulait vraiment changer quoi que ce soit. Il avait toujours le pouvoir de faire tomber les idoles de leurs piédestaux, et peut-être de faire rigoler un petit Haïtien assis devant une maison en pièces, quelque part, dans un autre pays, mais on était loin des idéaux qu'il s'était fixé étant enfant. D’écrivain très engagé, il était devenu un vulgaire paparazzi.

Son ennui nourrissant une obsession de plus en plus intense envers une forme de torture psychologique déguisée en un magazine à potins, tout cela était légendaire parmi les gens du métier, et on se tenait volontiers loin de Lukas. Quoi qu’il en fût, le gamin avait du talent, et il ne fallait pas avoir un doctorat pour s’en rendre compte. Il avait obtenu des révélations outrageuses de la part de célébrité, qu’il avait approché lors de soirées bien arrosées – son élément préféré – et avec qui il s’était lié d’amitié le temps d’une courte interview. Les secrets ainsi dévoilés avaient certes un intérêt phénoménal, mais le plus intéressant était que l’entrevue en tant que telle était extrêmement bien écrite. Et il en était de même de tous les articles signé de ce surnom singulier et mystérieux sous lequel le futur Steam se cachait : Ai Nam. Il n’en fallut pas plus pour qu’un grand distributeur finisse par le remarquer. Il changea une fois de plus de rubrique. Ses nouvelles cibles? Les industriels, les banquiers, les avocats, les mafieux; tous ceux qui avaient de l’argent, quelque chose à cacher et beaucoup à perdre. Cela dura.

Puis, un après-midi au cours duquel Lukas n’avait pas négligé sur la quantité d’alcool qu’il avait ingéré, un visiteur inattendu se présenta à la porte. Le journaliste le connaissait de vue, pour l’avoir entraperçu quelques fois lors de réunions mensuelles. C’était le directeur de production d’une partie obscure du journal, Lukas n’y avait jamais fait attention. Le cerveau embrumé par de fortes vapeurs éthyliques, l’ivrogne ne fut pas particulièrement réceptif à la conversation qui suivit sur son pas de porte humide. On lui avait donné une Mission à faire… Pour le compte de l’International… Un paquet de fric bien garnis… Des faux papiers… Un vol pour le Japon… Un certificat de recommandation… Une adresse… Un document Top Secret…